© Astrid di Crollalanza

Jean-David Zeitoun : « La santé ne progresse que quand il y a une politique de santé »

Si la santé humaine et l’espérance de vie, son corollaire, se sont améliorées de manière spectaculaire au cours des deux derniers siècles, cela pourrait bien changer. Dans La grande extension, Jean-David Zeitoun raconte les grandes épidémies, les avancées de la médecine, les choix sociétaux et politiques qui ont permis de gagner, au fil des générations, des dizaines d’années de vie en plus. Il démonte au passage grand nombre d’idées reçues et rappelle l’émergence de nouveaux défis. L’homme saura-t-il les relever pour préserver ces acquis ?

Docteur en médecine (hépato-gastroentérologie), diplômé de Sciences Po et docteur en épidémiologie. Son dernier ouvrage, La grande extension. Histoire de la santé humaine, est paru aux éditions Denoël en 2021.

En mettant l’histoire de la santé humaine en relation avec les découvertes scientifiques, les évolutions économiques et sociétales, vous ne restez pas sur un point de vue uniquement médical. Que vouliez-vous démontrer par cette approche plus globale ?

Chaque société produit les conditions pour créer de la bonne ou de la mauvaise santé. Donc, quand vous étudiez son histoire, vous êtes forcément amené à vous intéresser à l’état de la société, de l’économie, de l’environnement. La santé n’est pas un produit isolé dans une société, c’est en interaction avec tout le reste. Les premières améliorations durables d’espérance de vie (vers le milieu du xviiie siècle) ont surtout été permises par des avancées non médicales, mais de santé publique (assainissement, alimentation, vaccination et eau potable). Mais, depuis la Seconde Guerre mondiale, ce sont surtout les progrès de la médecine et de la pharmacie qui ont permis à l’espérance de vie de continuer à s’améliorer.

Parmi les découvertes scientifiques qui ont vraiment permis d’améliorer la santé, lesquelles citeriez-vous en premier ?

Incontestablement, la théorie des germes. Je pense que c’est la découverte la plus importante de toutes. Il y en a eu beaucoup d’autres, mais c’est celle-là qui a tout changé, pour toujours.

La santé publique était-elle déjà appliquée avant la théorie des germes ?

On a nettoyé les villes parce qu’on trouvait qu’elles étaient sales et qu’elles sentaient mauvais. C’est seulement après que la théorie des germes a été développée.

Hormis les progrès médicaux, quels sont les facteurs qui ont un grand impact sur la santé ?

Le climat, par exemple, a toujours été un déterminant de la santé, par le biais de l’impact sur les récoltes, les microbes et les épidémies, ainsi que sur les comportements sociaux (les guerres, notamment). Il a toutefois été un peu occulté au fur et à mesure que la situation s’améliorait, et il revient maintenant comme une préoccupation. L’environnement et le comportement sont des déterminants très importants, que l’on a dégradés. Or ils sont prioritaires.

Lorsque vous évoquez dans votre livre les grandes épidémies,et notamment la grippe espagnole, on ne peut s’empêcher de penser à la situation actuelle. Quels enseignements peut-on tirer du passé ?

Avec 50 à 100 millions de morts, le bilan de la pandémie de grippe espagnole fut l’un des pires de l’histoire. Mais c’était un virus différent du Sars‑CoV-2, beaucoup plus agressif. Il n’y avait aucun traitement ni vaccin. On connaissait l’existence des virus, mais l’on n’avait jamais identifié celui de la grippe. Il y a aussi eu plusieurs vagues au cours de l’année 1918 : en été, en automne (la plus mortelle) et en hiver. L’enseignement à en tirer, c’est que l’on ignore encore beaucoup de choses sur ces pandémies. On ne sait pas bien expliquer ce phénomène de vagues, en particulier le facteur de saisonnalité, et pourquoi certaines sont pires que d’autres. La grippe existe depuis au moins 500 ans et des inconnues demeurent. Le VIH depuis 40 ans et nous n’avons toujours pas de vaccin. Il est donc tout à fait normal de ne pas encore bien connaître ce nouveau virus. Avoir réussi à produire plusieurs vaccins efficaces pour le combattre est déjà en soi un exploit.

Cette pandémie va-t-elle changer le cours de l’histoire ?

Il est trop tôt pour le dire. Les pandémies répétées de choléra en Angleterre, en particulier à Londres au milieu du xixe siècle, ont engendré ce que l’on a appelé le mouvement sanitaire, c’est-à-dire le nettoyage de la ville et même du pays, et aussi le traitement de la pauvreté. Les Anglais ont ensuite été imités partout dans le monde et cela a tout changé. L’apparition du Sars-CoV-2 est liée au phénomène d’extinction des espèces, causé principalement par les activités humaines, et notamment par la déforestation : les virus se cherchent de nouveaux hôtes et trouvent les humains. La proximité avec les animaux est d’ailleurs à l’origine de toutes les pandémies de l’histoire. Ce n’est pas un hasard si, en dix ans, nous en avons connu quatre : H1N1, chikungunya, Zika et Sars-CoV-2. Celle du Covid est une sorte d’étape supplémentaire dans la confirmation que les humains ont engendré un certain nombre de risques autour d’eux, avec lesquels il faut aujourd’hui se débrouiller.

Avec les vaccins, on dirait que l’histoire se répète. Il y a toujours eu des réticences à l’idée de se faire inoculer un produit « contenant un agent pathogène » ?

Depuis qu’il y a des vaccins, il y a du vaccino-scepticisme. Ça a toujours existé. Mais cela n’a pas empêché les vaccins de gagner, parce que, finalement, il y a eu plus de vies sauvées que de vies perdues. Ce sont les mêmes histoires qui reviennent toujours, avec les mêmes arguments, finalement faux, sur la dangerosité ou l’inefficacité des vaccins. Plus de quatre milliards de personnes se sont quand même fait vacciner à ce jour contre le Sars-CoV-2. Alors, il y a peut-être un problème de confiance, mais tout ne va pas si mal. Le traitement que vous administrez comporte toujours des risques, mais la seule règle en médecine est : tant que les inconvénients sont inférieurs aux bénéfices attendus, le traitement reste légitime et même indiqué.

En raison de la dégradation de notre environnement et de nos comportements, l’espérance de vie peut-elle encore progresser ?

Il est impossible de le savoir. Il y a deux écoles : certains pensent que l’on est au maximum et que l’on risque de stagner, voire de régresser, d’autres que ça peut continuer à augmenter. La question la plus intéressante est surtout de savoir comment aborder les grands défis qui sont devant nous, régler les problèmes basiques que l’on a contribué à créer, comme un mauvais environnement et un mauvais comportement. La santé ne progresse que quand il y a une politique de santé. Aujourd’hui, la science effectue son travail, l’économie un peu moins, mais celle-ci étant régulée par le politique, il faudrait des lois fortes pour améliorer l’environnement et aider les gens à changer leur comportement. Depuis le milieu du xxe siècle, en même temps que les humains allongeaient leur espérance de vie, ils ont fait s’accroître les risques environnementaux et comportementaux dans des proportions jamais vues, qui ont fait s’élever les cas de maladies chroniques : maladies respiratoires, cancers, maladies cardiovasculaires… Certains facteurs ont régressé quand d’autres ont progressé. Le tabagisme, par exemple, a reculé dans les pays industrialisés. En revanche, l’obésité et le diabète ont augmenté. Ce sont des maladies qui se répandent et se développent à tel point qu’on parle de pandémies. Or c’est un sujet politique : si l’on veut supprimer les effets néfastes de l’industrie agroalimentaire (tout en préservant ses effets positifs), on peut le faire. New York l’a fait brutalement il y a une dizaine d’années en interdisant un certain taux d’acide gras saturé dans les restaurations collectives, et l’obésité a baissé dans la ville.

Selon vous, quel sera le prochain combat pour la médecine ?

Il y a aujourd’hui énormément de maladies pour lesquelles les traitements sont insuffisants. Il est délicat d’en désigner une seule, mais le cancer, les maladies inflammatoires ou même certaines maladies microbiennes entraînent beaucoup de maux qui résistent aux traitements. Concernant les maladies mentales, également, les progrès à réaliser sont énormes. Les prochains défis ne manquent pas. 

© C I E M / Propos recueillis par Isabelle Coston

Pour en savoir plus : La grande extension. Histoire de la santé humaine, de Jean-David Zeitoun, éditions Denoël (352 pages, 21 euros).