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Le monde des émotions dévoilé 

Vitales, les émotions jouent un rôle physiologique mais pas seulement ! De plus en plus mise en avant, l’intelligence émotionnelle nous guide dans notre vie et nous permet de construire des liens sociaux de qualité. Comment fonctionnent nos émotions ? Comment les maîtriser et les utiliser ? Les conseils de deux spécialistes.

Colère, envie, peur, joie, tristesse mais aussi admiration, émerveillement, soulagement ou encore nostalgie… il existerait pas moins de 27 émotions, selon une étude de chercheurs américains et publiée dans Proceedings of  the National Academy of Sciences en 2017.
Mais qu’est-ce qu’une émotion ? « Il s’agit d’un changement rapide de notre état, qu’il soit subjectif ou objectif, en réponse à l’environnement » détaille le Pr Cédric Lemogne, professeur de psychiatrie à l’université de Paris, chef du service de psychiatrie de l’adulte de l’Hôtel-Dieu Assistance publique – Hôpitaux de Paris et spécialiste des émotions. « Elles peuvent être négatives ou positives. Quand notre état se rapproche d’un état désiré, nos émotions sont en général plutôt positives. À l’inverse, quand notre  cerveau constate que notre état s’éloigne d’un état désiré, apparaissent des émotions négatives. » Toutes ces émotions s’accompagnent d’une cascade de réactions corporelles : « La peur engendre des modifications physiologiques orchestrées par notre cerveau par l’intermédiaire d’une région appelée l’amygdale cérébrale . Le rythme cardiaque va s’accélérer, la tension musculaire augmenter ainsi que la vigilance », note le Professeur Lemogne. 

Les émotions jouent un rôle essentiel dans notre vie. « Face à un danger, nous ressentons naturellement de la peur, un phénomène physiologique qui va nous aider à survivre à ce danger à court terme. C’est surtout l’activité du cerveau et des muscles qui est alors priorisée par l’organisme et pas le système digestif qui passe en second plan. » La peur provoque également la stimulation de la production de cellules précurseurs des macrophages qui assurent l’immunité. Le spécialiste explique : « Face à un danger, ces cellules produisent plus de cytokines pro-inflammatoires. C’est la raison pour laquelle un stress aigu augmente à court terme l’activité du système immunitaire pour permettre la réponse innée à une agression. »

Émotions négatives : quel impact sur le système cardio-vasculaire ?

Bien qu’elles soient nécessaires, ces différentes émotions ont des conséquences sur la santé. « Les mécanismes qui aident à notre survie à court terme peuvent aussi s’avérer délétères à long terme : une activation chronique du système nerveux autonome, du système sympathique et une diminution du système vagal, est associée à un risque sur le plan cardio-vasculaire », ajoute-t-il. Deux mécanismes principaux peuvent expliquer pourquoi la propension à éprouver des émotions négatives influence le risque cardio-vasculaire. « La maladie athérosclerotique qui, petit à petit, obstrue nos artères possède une forte composante inflammatoire qui peut être, sur le long terme, accentuée par un état de stress chronique favorisé par la peur ou l’angoisse. Les événements coronariens aigus, comme la rupture des plaques, sont favorisés par un effort physique mais aussi une émotion violente. Ce n’est pas un hasard si les études montrent qu’il y a plus d’événements coronariens le jour où l’équipe nationale de football joue ! »

La tristesse, l’émotion prédominante lors d’une dépression, favorise également un état inflammatoire de l’organisme et du système cardiaque et artériel. Une inflammation chronique engendre de la fatigue, des troubles de l’appétit et une perte du plaisir. Selon certains, les émotions négatives pourraient également être associées à la survenue de cancers. « Des résultats ont été publiés en faveur d’un tel lien, mais pour l’instant, ce sont des études observationnelles. Mais il est vrai qu’il existe un lien entre les émotions négatives et la mortalité par cancer car, quand on est anxieux, phobique ou dépressif, on consulte moins, il y a un retard de diagnostic, donc un risque de mortalité accru », note le professeur.

À l’inverse, les émotions positives peuvent favoriser la production d’endorphines. Qualifiées d’hormones du bonheur, ces neurotransmetteurs procurent un sentiment immédiat de bien-être, de détente voire d’euphorie. « En présence d’émotions positives, les systèmes de réponse physiologique à un danger ralentissent : l’organisme est moins dédié à sa survie et permet de se concentrer sur autre chose », explique le Pr Lemogne. Il confirme que le fait de se montrer positif est associé à une plus grande longévité : « Quand on se sent bien dans sa peau, on est plus attentif à sa santé, moins sujet à l’addiction au tabac et à l’alcool. »

Intelligence émotionnelle : un concept clé pour bien vivre

Indispensables voire vitales face à un danger, les émotions jouent aussi un rôle social inestimable. C’est la raison pour laquelle l’intelligence émotionnelle – c’est-à-dire la capacité d’une personne à pouvoir accepter, comprendre et exprimer ses émotions mais aussi celles des autres – suscite un intérêt croissant. Comme le montrent les recherches en psychologie, l’acceptation émotionnelle est l’une des stratégies de régulation les plus efficaces. Mais tous les êtres humains ne possèdent pas la même intelligence émotionnelle en fonction, par exemple, de leur caractère et de leur histoire. Certains profils ont ainsi tendance à refouler leurs émotions et à ne pas pouvoir les montrer. Si certaines personnes peinent à accepter leurs émotions, d’autres se laissent facilement déborder : c’est le cas des hypersensibles. Définie en 1996 par Elaine Aron, une psychologue américaine, l’hypersensibilité est caractérisée par une sensibilité plus haute que la moyenne.  Souvent empathiques, intuitives et créatrices, les personnes hypersensibles se laissent aussi submerger par leurs émotions, sont incapables de prendre du recul et peuvent être sujettes aux angoisses, à la dépression ou se montrer particulièrement vulnérables.

Respirez et… réévaluez la situation

Il existe plusieurs méthodes pour apprendre à bien vivre avec ses émotions. La première d’entre elles, la plus simple, est la respiration profonde pratiquée idéalement dans un lieu où la nature est très présente. « Se promener en conscience dans des espaces verts permet de faire baisser la pression artérielle et l’intensité de la colère ou du stress, tout simplement parce que le cerveau entre en résonance avec le chant des oiseaux, l’oscillation des feuilles et s’apaise », souligne Christophe Haag, chercheur en psychologie sociale (lire son interview page 17).
On peut aussi conseiller des exercices de cohérence cardiaque. Commencez par vous concentrer sur votre respiration. Comptez dans votre tête durant cinq secondes pendant l’inspiration puis expirez pendant cinq secondes. Essayez de pratiquer cet exercice pendant idéalement trois minutes, plusieurs fois par jour quand vous sentez que vous êtes envahi par vos sentiments.

Enfin, l’autodérision n’a pas son pareil pour prendre du recul et mieux analyser ses propres émotions. « Nous vivons dans un monde très narcissique où nous avons peur de pratiquer l’autodérision parce que nous sommes très attentifs à l’image que nous renvoyons. On pratique donc de moins en moins l’autodérision, alors que c’est un anxiolytique naturel qui permet d’activer des zones du cerveau dédiées à la création et à l’adaptation et qui favorisent la libération d’endorphines qui donnent la sensation d’être plus fort, physiquement et psychiquement, dans une situation stressante ! », indique Christophe Haag qui reconnaît l’importance des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) pour réguler ses émotions et celle de la réévaluation cognitive. Stratégie clé, elle consiste à modifier l’interprétation d’une situation pour en réduire l’impact émotionnel. Pour l’utiliser, commencez par définir l’événement déclencheur d’une émotion toxique puis identifiez les pensées ou les croyances qui la sous-tendent. Il vous suffit ensuite de les remettre en question et de générer des alternatives plus réalistes, équilibrées et positives pour améliorer votre humeur et votre bien-être.

L’absence d’émotions existe-t-elle ?

Affectant 10 à 15 % de la population mondiale, l’alexithymie est un trouble de la régulation des émotions. Elle se manifeste par une alternance entre un manque et un excès d’émotions.
Les personnes qui en souffrent rencontrent des difficultés à identifier leurs émotions mais aussi celles des autres, et à les communiquer à autrui. Elles se traduisent par un manque d’empathie, un sentiment de vide intérieur, des réactions agressives excessives ou l’absence de plaisir et peuvent engendrer une forme d’isolement social.

Quid de la méthode Coué

Pour développer des émotions bénéfiques, certains utilisent la fameuse méthode Coué. Du nom du pharmacien Émile Coué de la Châtaigneraie, elle repose sur l’autosuggestion positive pour réaliser des objectifs. Mais elle a ses limites ! « Entretenir cette culture de l’attitude perpétuellement positive peut créer une forme de bouclier qui empêche d’autres informations, portées par des émotions désagréables, d’atteindre notre cerveau », explique Christophe Haag. Il conseille plutôt de faire du sport ou de se reconnecter à la nature mais aussi aux autres pour accueillir des émotions bénéfiques !

Trois questions à… Christophe Haag, chercheur en psychologie sociale, professeur HDR à l’Emlyon Business School et auteur de nombreux ouvrages sur les émotions*.

Pour quelles raisons les émotions sont-elles importantes ?
Dès qu’on discute avec quelqu’un, c’est comme si un couloir s’ouvrait et permettait à des émotions de passer. C’est le propre de l’homme : l’émotion est le virus, au sens aussi positif du terme, le plus contagieux au monde. C’est la base même des liens sociaux avec les individus et ce qui donne de la coloration à nos liens sociaux. C’est ce qui fait qu’on a envie de voir certaines personnes, et de moins ou de ne pas voir d’autres personnes, etc.

À quoi sert l’intelligence émotionnelle ?
L’intelligence émotionnelle permet d’adopter un comportement ou de prendre une décision pour impacter soit l’interaction avec les autres, soit le cours des choses. C’est comme une application de navigation qui permet d’adapter son comportement en temps réel en fonction de son environnement. Il est important d’exprimer certaines émotions dans certaines circonstances mais, dans d’autres, il faut juste écouter son ressenti et cette intériorité n’a pas besoin de jaillir publiquement pour les autres.
Le plus important est d’accepter ses émotions car si on ne le fait pas, on se prive tout simplement d’informations, et on peut se mettre en danger et psychiquement et physiquement.

Pourquoi les personnes hypersensibles sont-elles souvent submergées par leurs émotions ?
Elles sont dotées d’une forme de super pouvoir qui a cependant ses limites. Je compare parfois l’hypersensibilité à une éponge plongée trop longtemps dans un seau d’eau qui représente les informations. À force d’être en contact avec cette eau, elle gonfle, atteint son pouvoir maximum d’absorption et finit par se déliter et tomber en morceaux. C’est le problème que rencontrent les hypersensibles : ils ne sont pas capables mentalement de s’auto-essorer ce qui peut créer des troubles psychosomatiques, des problèmes de sommeil ou digestifs mais aussi des difficultés de concentration. Il faut en effet réussir à canaliser ce surplus émotionnel.

* Le pouvoir de la surprise (même mauvaise). Une émotion qui nous aide à nous sentir vivants, Christophe Haag, Albin Michel, 2024.

Dossier réalisé par Violaine Chatal