Philippe Hénon, « Grâce aux cellules souches sanguines, nous avons la capacité de régénérer un cœur affaibli »

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Philippe Hénon : « Grâce aux cellules souches sanguines, nous avons la capacité de régénérer un cœur affaibli »

Chevalier de la Légion d’honneur, le professeur Philippe Hénon a fondé le service d’hématologie de Mulhouse de l’Institut de recherche en hématologie et transplantation (IRHT) en 1987.

Depuis plus de 40 ans, le professeur Philippe Hénon, hématologue, s’intéresse au pouvoir régénérateur des cellules souches. L’objectif : injecter aux victimes d’un infarctus du myocarde aigu leurs propres cellules de façon localisée afin de réparer la lésion. Les essais menés actuellement par la société CellProthera, cofondée par le professeur en 2008, donnent déjà des résultats très prometteurs.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est une cellule souche ? Et quelles sont ses spécificités ?

Fondamentales à tous les êtres vivants, les cellules souches sont des cellules « mères » à partir desquelles toutes les autres cellules organiques se développent. La première cellule souche, c’est l’œuf fécondé, responsable de la vie. Ces cellules ont la capacité de s’autorenouveler, de se reproduire indéfiniment. À l’inverse de celles dont la fonction est spécifiquement définie, les cellules souches dites pluripotentes se différencient selon les stimuli, c’est-à-dire qu’elles s’adaptent et peuvent ainsi fabriquer ou reconstruire tous les organes du corps et les entretenir.
On les retrouve essentiellement dans la moelle osseuse – celles qui nous intéressent particulièrement dans nos recherches –, mais aussi dans le cordon ombilical, le sang, et le tissu graisseux.

Vos recherches portent sur un traitement destiné aux personnes victimes d’un infarctus du myocarde lourd, qui permettrait de se substituer à la transplantation cardiaque. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Après un infarctus du myocarde (muscle qui propulse dans notre corps le sang contenu dans les cavités du cœur) sévère – plus communément appelé crise cardiaque –, le cœur du patient est gravement endommagé, ce qui va entraîner une insuffisance cardiaque chronique et un mauvais pronostic à court ou moyen terme. Une greffe cardiaque est alors généralement envisagée, mais elle suppose, à condition d’avoir trouvé un donneur compatible (moins de 400 greffes en moyenne chaque année), une intervention lourde, avec un risque de rejet et de pathologies secondaires. Un traitement immunosuppresseur est en outre toujours nécessaire, et dans 10 % des cas, on constate la survenue d’un cancer dans les 10 ans à venir.
Pour éviter de recourir à une greffe, nous nous sommes penchés sur les capacités régénératrices des cellules souches du patient pour réparer un organe. Le patient devient alors son propre médicament pour soigner sa lésion, et ainsi empêcher la survenue de l’insuffisance cardiaque. Grâce aux cellules souches sanguines, nous avons donc la capacité de régénérer un cœur affaibli.

Comment l’opération se déroule-t-elle ?

Un à deux milliards de cellules sont détruites lors d’un infarctus du myocarde aigu. En réaction, le corps sécrète naturellement des substances qui vont faire transitoirement augmenter la quantité de cellules souches dans le sang, les attirer et les retenir au niveau de la lésion. En même temps, il les stimule pour enclencher un processus de multiplication et de différenciation cellulaire pour régénérer les tissus et la vascularisation. Mais le nombre de cellules produites est insuffisant pour réparer convenablement le myocarde.

Nos recherches consistent donc à amplifier ce processus physiopathologique naturel via l’injection de cellules souches en très grandes quantités. Concrètement, après avoir administré au patient un médicament pour favoriser la migration d’un grand nombre de cellules souches de la moelle osseuse vers le sang, on lui prélève ses propres cellules souches par simple prise de sang, pour les multiplier grâce à un automate que nous avons développé, et les lui réinjecter ensuite dans (ou autour de) la lésion myocardique. Il faut en injecter au moins 8 à 10 millions pour que cela soit efficace, et ce, dans les deux premiers mois qui suivent l’infarctus (c’est-à-dire avant que la cicatrisation empêche l’action régénératrice des cellules). Le processus de production du greffon cellulaire prend environ deux semaines et l’opération en elle-même ne dure qu’un peu plus d’une heure, et pourrait même, à terme, se dérouler en ambulatoire.

L’infarctus du myocarde est-il fréquent ?

En France, on compte entre 80 000 et 120 000 infarctus du myocarde par an, responsables de 10 000 décès, dans les jours qui suivent. 25 à 30 % des cas concernent des infarctus sévères, ceux qui nous intéressent dans nos recherches. Il s’agit d’un enjeu de santé publique majeur.

Aujourd’hui, les essais sont menés par CellProthera, biotech spécialisée en thérapie cellulaire régénératrice que vous avez fondée en 2008. Où en sont-ils ?

Nous venons de finir le recrutement des malades (personnes qui ont fait un infarctus du myocarde lourd) de la phase II, nécessaire pour évaluer la tolérance et l’efficacité du traitement. Nous poursuivons actuellement le suivi d’un dernier patient, à Édimbourg, et serons en mesure de livrer nos résultats en mars prochain. S’ils sont aussi bons que nous pouvons l’espérer, nous pourrions proposer une mise sur le marché français d’ici un an, après accord des autorités.
Nous sommes également en contact avec les États-Unis qui, à cause de leur mode de vie notamment (obésité, diabète, malbouffe), sont gravement touchés par les infarctus du myocarde aigu, mais qui, à la vue du coût de l’intervention, ne réalisent que peu de transplantations cardiaques (pas plus de 5 000 par an). Nos recherches représentent donc de nouvelles perspectives thérapeutiques particulièrement intéressantes outre-Atlantique. L’autogreffe (ou greffe autologue) de cellules souches diminue en effet la morbidité, les coûts et la mortalité.
Nous lancerons ensuite la phase III des essais, qui nous permettra notamment de réévaluer au besoin le prix du traitement.

Les spécificités régénératrices des cellules souches laissent-elles supposer d’autres perspectives pour la médecine ?

Pour le moment, nous nous intéressons spécifiquement à l’infarctus du myocarde aigu, mais les résultats laissent en effet entrevoir des perspectives plus larges. Nous constatons de bons résultats sur l’accident vasculaire cérébral (AVC), grâce à des essais menés sur des souris. En outre, les cellules souches pourraient tout à fait s’avérer utiles pour soigner l’arthrose, et soulager ainsi plus de 2 millions de Français qui souffrent du genou. On peut également supposer un usage en cas de cirrhose (maladie du foie), ou même pour empêcher une amputation en cas d’artérite des membres inférieurs sévère, liée au rétrécissement du diamètre d’une artère. Théoriquement, le pouvoir régénérateur des cellules souches apparaît efficace à partir du moment où nous faisons face à une lésion organique.

Vous êtes un pionnier dans la réalisation de greffe de cellules souches sanguines. Quel souvenir en gardez-vous aujourd’hui ?

Avec mon équipe, nous avons en effet réalisé en 1986 la 6e greffe de cellules souches sanguines au monde, chez un malade leucémique. Il faut dire qu’à l’époque, pour recueillir des cellules souches, nous devions prélever un greffon de moelle osseuse en perçant l’os. Utiliser les cellules souches sanguines est apparu plus rapide et beaucoup moins douloureux pour le patient. Mes collègues me disaient que ça ne marcherait pas, que j’étais fou et criminel car je mettais en jeu la vie du patient. Et pourtant, ce fut un succès, la prise de greffe s’avérant au contraire beaucoup plus rapide. Cette méthode moins intrusive s’est totalement généralisée aujourd’hui.

Propos recueillis par Constance Périn / © CIEM