Épigénétique : comment l’environnement influence nos gènes
Selon des études récentes, l’air que nous respirons, ce que nous mangeons, notre activité physique ou l’exposition au stress auraient un impact direct sur le fonctionnement de nos cellules. En laissant des traces sur notre ADN, notre environnement pourrait favoriser le développement de maladies. Mais nous aurions aussi, par notre comportement, le pouvoir de faire disparaître certaines de ces empreintes épigénétiques pour maintenir notre organisme en bonne santé et lutter contre le vieillissement.
« Avec la génétique, on a longtemps cru que l’ADN était le programme immuable de toute une vie », nous expliquait, en juillet 2018 (Mutualistes n° 338), Joël de Rosnay, scientifique français, ancien enseignant-chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et ex-directeur des applications de la recherche à l’Institut Pasteur. « L’épigénétique, qui signifie par-dessus (épi) la génétique, nous a permis de comprendre que ce n’était pas le cas. C’est certainement l’une des plus importantes découvertes des vingt dernières années. » Alors que la génétique étudie les gènes, l’épigénétique s’intéresse aux mécanismes qui définissent comment ces gènes vont être utilisés par une cellule.
Pour bien comprendre, revenons aux bases : un gène est une petite partie de l’ADN (support universel
de l’information génétique propre à chaque individu), le long fil qui constitue les chromosomes présents dans les noyaux des cellules de tous les êtres vivants. Chacune de nos cellules porte donc l’ensemble de notre patrimoine génétique, soit 46 chromosomes hérités de nos parents, sur lesquels on compte environ 25 000 gènes. « Mais si toutes nos cellules contiennent la même information, elles n’en font pas le même usage, précise Pierre-Antoine Defossez, directeur de recherche (CNRS) au centre Épigénétique et destin cellulaire à Paris. Par exemple, une cellule musculaire n’exprime pas les mêmes gènes qu’un neurone ou qu’une cellule de sang. » C’est l’activation de gènes spécifiques qui va déterminer la fabrication des protéines et des enzymes nécessaires au développement de nos organes, de nos tissus et de tout ce qui fait fonctionner notre corps.
Gène exprimé, gène réprimé
Autrement dit : « Un gène contient l’information nécessaire à la synthèse d’une ou de plusieurs molécules qui constituent notre organisme. (Il) est dit actif/allumé/exprimé lorsque cette synthèse a lieu. Sinon, il est inactif/éteint/réprimé », détaille l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Grâce à l’épigénétique, nous avons compris que l’expression de ces gènes n’était pas seulement prédéterminée mais qu’elle était aussi influencée par l’environnement. Notre destin n’est donc pas seulement inscrit dans notre génome. Notre qualité de vie, notre alimentation, l’exposition au stress ou aux pesticides, ajoutent des marques (empreintes épigénétiques ou biomarqueurs) à nos gènes. Celles-ci affectent leur expression et donc le fonctionnement de nos cellules, sans toutefois modifier notre ADN (c’est-à-dire sans induire de mutations). « Ce sont les mécanismes épigénétiques qui expliquent pourquoi, au cours des années, deux jumeaux monozygotes qui partagent exactement le même patrimoine génétique, vont évoluer différemment au niveau de leur santé, mais aussi de leur psychologie », explique Ariane Giacobino, professeur au département de médecine génétique
et développement de l’université de Genève.
Chez les insectes, l’exemple des abeilles est également très parlant : en fonction de ce qu’elles mangent au cours de leur développement (gelée royale ou gelée royale et pain d’abeille), les mêmes larves au génome identique deviennent soit des reines, soit des ouvrières. C’est-à-dire des individus très différents par leur apparence, leurs fonctions et aussi leur durée de vie.
Perturbateurs endocriniens
Autre exemple : des études sur des souris ont montré que « l’exposition à certains perturbateurs endocriniens (que l’on trouve dans l’alimentation ou les pesticides) pouvaient directement influencer l’expression des gènes et avoir des conséquences sur la fertilité », ajoute Ariane Giacobino. On retrouve le même phénomène avec les médicaments dits « épitoxiques » comme la Dépakine, cet antiépileptique donné à de nombreuses femmes enceintes entre 2007 et 2014. En modifiant l’activité des gènes de la mère et de l’embryon, « ce produit est à l’origine de malformations génitales chez des enfants exposés in utero », précise Joël de Rosnay.
On sait aussi désormais que certains biomarqueurs contribuent au développement de cancers. « Des anomalies épigénétiques (par exemple liées au tabagisme) activant des oncogènes (gènes dont la surexpression favorise la cancérogénèse) ou inhibant des gènes suppresseurs de tumeur ont pu être mis
en évidence », souligne l’Inserm. Mais ce n’est pas tout : le rôle de l’épigénétique est par ailleurs « soupçonné et très étudié dans le développement et la progression de maladies complexes et multifactorielles comme les maladies neurodégénératives (Alzheimer, Parkinson, sclérose latérale amyotrophique, Huntington) ou métaboliques (obésité, diabète de type 2) », note, sur le site Encyclopedie-environnement.org, le professeur Emmanuel Drouet, enseignant-chercheur à l’Institut
de biologie structurale de l’université Grenoble-Alpes.
Transmission intergénérationnelle
Certaines marques épigénétiques semblent même être verrouillées dans le temps et se transmettre à travers les générations : selon un article publié par le site Mediapart en avril 2019, près d’une centaine de petits-enfants de femmes qui ont pris de la Dépakine pendant leur grossesse présenteraient de graves malformations ou troubles neuro-développementaux.
Autre exemple avec cette étude1 menée en 2008 aux Pays-Bas. Les chercheurs ont montré que les enfants des femmes enceintes ayant connu la famine de l’hiver 1944-1945 avaient plus de risques de développer des troubles métaboliques, un diabète ou une obésité. Ils étaient aussi plus petits que la moyenne. Une fois adultes, ils ont eux-mêmes donné naissance à des enfants de petite taille. « Ces données suggèrent que la famine vécue par les mères avait provoqué des modifications épigénétiques transmises aux générations suivantes, explique le professeur Drouet. Nous savons aujourd’hui que ces effets sur la taille proviennent de changements au niveau des marqueurs épigénétiques présents sur leur ADN, liés aux carences en certaines molécules cruciales dans l’alimentation des grands-mères hollandaises de cette période ». Mais concernant le diabète et l’obésité, quelles auraient été les conséquences si les descendants de ces femmes avaient suivi un régime alimentaire particulièrement sain ? Difficile à dire. Cependant, « par comparaison, on a constaté que des sujets dont les ascendants n’avaient pas été exposés à la famine ne développaient pas ces troubles, bien qu’ils aient globalement le même mode de vie », souligne le professeur Giacobino.
Influence du maternage
Le comportement maternel laisserait lui aussi des traces sur l’ADN de la descendance. L’équipe du professeur Michael Meany (université McGill de Montréal) a montré que le gène NRC31, un gène protecteur contre le stress, était défectueux et non exprimé chez de jeunes rats qui n’avaient pas reçu suffisamment d’affection via le « léchage » de leur mère. Conséquence : devenus adultes, ces rats vivent dans un état de stress permanent, même dans un environnement apaisé.
D’autres recherches vont dans le même sens : selon les travaux d’Isabelle Mansuy, professeur à l’université et à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), des souris ayant vécu des traumatismes durant l’enfance présenteraient des altérations de leur épigénome dans de nombreux tissus, ainsi que des symptômes tels que des affections de leur métabolisme, des dépressions ou des comportements antisociaux. On retrouverait ces mêmes troubles jusqu’à la troisième, voire la quatrième génération. Si ces marques épigénétiques se transmettent aux descendants, sans que l’on sache d’ailleurs vraiment pourquoi, la bonne nouvelle est que la plupart d’entre elles ne sont pas irréversibles.
Les cinq clés de notre santé
Nous pourrions, à notre tour, modifier l’activité de nos cellules par notre comportement. La grande majorité des biomarqueurs induits par le tabagisme disparaît par exemple progressivement après le sevrage. Selon Joël de Rosnay, cinq clés nous permettraient « de modifier l’expression des gènes de façon bénéfique pour notre santé et notre équilibre mental : la nutrition, l’exercice physique régulier, le management du stress par exemple par le yoga et la méditation, le plaisir de faire les choses que l’on aime et l’harmonie du réseau social, familial et professionnel ». Combinés entre eux, ces cinq éléments conduiraient à la libération de « bons »micro-ARN, c’est-à-dire les petites molécules qui activent les gènes dont l’expression est utile à la bonne santé de notre organisme et à la lutte contre le vieillissement. Si l’on sait depuis longtemps que manger équilibré et faire du sport sont des facteurs déterminants pour rester en bonne santé, la nouveauté est qu’aujourd’hui on connaît mieux les mécanismes biologiques en jeu. Depuis 20 ans, de nombreuses publications scientifiques démontrent « que tout cela est bien vrai, précise le professeur Giacobino. Grâce à l’évolution de la technologie, il y a eu, surtout au cours des cinq dernières années, des études très rigoureuses menées sur l’homme avec des mesures méthodiques et précises de ces marques épigénétiques. » On imagine facilement les conséquences de ces découvertes en matière de prévention santé. « Par les choix que l’on fait, on sait maintenant avec certitude que l’on peut agir sur notre devenir sanitaire, un peu comme les chefs d’orchestre d’une symphonie, conclut Joël de Rosnay. Nous sommes responsables, coauteurs de nos vies, de notre équilibre et nous pouvons mieux gérer notre organisme. »
Déterminisme génétique
Mais attention, personne ne peut pour autant échapper complètement au déterminisme de son génome.
On le voit avec les maladies génétiques ou avec les cancers, dont 5 à 10 % sont héréditaires, c’est-à-dire attribuables à une mutation génétique irréversible qui se transmet d’une génération à l’autre. Chez les femmes par exemple, être porteuse d’une mutation des gènes BRCA1 ou BRCA2 accroît considérablement la probabilité de développer un cancer du sein, que l’on ait une vie saine ou non. « Même si nous avons une marge de manœuvre, elle reste tout de même très liée à notre fond génétique », tempère Ariane Giacobino. Le déterminisme génétique est aussi ce qui explique qu’un régime alimentaire, un mode de vie identique ou une psychothérapie similaire n’auront pas forcément les mêmes résultats selon les personnes. De même, un individu qui fume toute sa vie ou qui est exposé à des pesticides ne développera pas systématiquement un cancer ou des troubles endocriniens.
Au final, l’épigénétique permet de clore l’éternel débat entre l’inné et l’acquis. « Elle rapproche les théories de Lamarck et de Darwin, souligne Joël de Rosnay. Selon Darwin, la variété des espèces vivantes naît de mutations de l’ADN qui s’effectuent au hasard et de la conservation ou non des sujets par la sélection naturelle. Pour Lamarck, au contraire, c’est la fonction qui créé l’organe, c’est-à-dire que certaines fonctionnalités acquises par les parents sont transmises aux enfants. Il donne l’exemple
du cou de la girafe qui s’allonge de génération en génération pour aller chercher les feuilles dans les arbres. L’épigénétique montre qu’il peut y avoir transmission de caractères acquis par les parents vers leurs enfants et ainsi de suite pendant deux, trois générations et même plus. Ces caractères acquis ne sont pas transmis à 100 %, mais au moins à 10 %, voire à 20 % ou à 30 %. » Notre génome et notre épigénome sont donc étroitement imbriqués. Nous sommes en réalité « un mélange des deux, conclut Ariane Giacobino. On ne peut pas s’écarter complètement de la génétique en ne faisant confiance qu’à notre mode de vie, mais en même temps il y a toujours quelque chose en jeu dans notre environnement. »
Delphine DELARUE
La symphonie du vivant, comment l’épigénétique va changer votre vie, de Joël de Rosnay. Editions Les Liens qui libèrent (240 pages, 20 euros).
Peut-on se libérer de ses gènes ? d’Ariane Giacobino. Editions Stock (340 pages, 19 euros).
La révolution épigénétique, de Valérie Urman. Editions Albin Michel (160 pages, 14 euros).
La santé cellulaire, de Jean-Louis Vidalo et René Olivier. Editions du Dauphin (285 pages, 20 euros).